© Jacques DAROLLES
    Roissy, jeudi 14 mars 2002, midi
   

J'arrive à CDG pour prendre mon vol, qui part à 16h30 vers Dakar, en vol passagers ( AF 718). La panique étant toujours aussi totale au planning, j'ai accepté au pied levé ce courrier car il passe 48 heures à Dakar, initialement, j'aurais dû aller demain à Pointe à Pitre.

Cette petite modif me permettra de passer dire bonjour à l'aéro club et aux copains qui y volent. ( Malgré les efforts menés pour l'éliminer, la race des fanas d'aviation existe encore).

Or depuis deux jours, j'ai pu voir dans le système CREW sur internet qu'en fait, une bretelle Dakar-Ouagadougou-Dakar nous avait été rajoutée pour l'après-midi de vendredi 15. Internet, c'est bien pratique, car personne d'autre ne m'a prévenu.

J'ai donc dissuadé un de mes amis, qui avait monté une manip en PA28 pour aller déjeuner vendredi à Saint Louis, car je ne serai vraisemblablement pas là, et lorsque le mot "cargo" est prononcé, il n'y a plus de certitude, juste des hypothèses.

14h30. Nous sommes à la PPV, en train de considérer la charge, la météo, le carburant, lorsque le CCO ( Centre de Coordination Opérationnel) nous appelle.

Nouvelle modif. La bretelle cargo demain vers Ouaga est destinée à amener là-bas un troupeau de vaches en provenance de Sao Paulo. Comme ensuite le 747 cargo repartira à vide vers Dakar, on nous demande désormais de descendre à Cotonou récupérer divers matériels de piste de la compagnie ( groupes de parc...) qui traînent sur ce terrain, et de les rapporter à Dakar, à la demande de cette escale.

Ce sera donc un triangle Dakar- Ouagadougou-Cotonou-Dakar, qui nous fera rentrer (si tout va bien) vers 23:30 à Dakar, et je me dis in petto que non seulement la ballade à Saint Louis est foutue, mais le dîner prévu le vendredi soir par Madame est mal barré aussi.

16h50. Avec seulement vingt minutes de retard, ce qui est correct pour un avion au départ de CDG, nous repoussons avec le F-BPVS et 340 passagers pour un courrier qui promet d'être animé.

Parmi ces passagers, figurent trois PNT en mise en place, chargés de ramener un hypothétique cargo vers Roissy, peut-être bien le nôtre.
Vendredi, 9:30.

Le petit-déjeuner est traditionnellement le lieu de rendez-vous et de concertation des équipages. Les trois collègues que nous avons amenés hier soir ont déjà un changement de programme: ils remontent l'avion passagers vers Roissy ce soir, plus question de cargo pour eux.

Quant à nous, notre départ de l'hôtel est toujours prévu à 11:35, pour notre cargo bétaillère.

Je suis en train d'enfiler mon uniforme lorsque le téléphone sonne. Au bout du fil, mon très honorable CDB.
"Pas la peine de te presser, l'avion n'est pas encore parti de Sao Paulo. Je vais à la pêche aux nouvelles, rendez-vous à midi pour faire un point dans le hall".
Répit.

J'ai le temps de prendre un verre avec un copain accouru au Méridien avant de faire ce point de midi . Aux dernières nouvelles, départ de l'hôtel à 16:30, décollage 18h00 pour le triangle africain, et donc retour ( peut-être) vers trois heures du matin.

Peut-être, car en cargo, il n'y a que des hypothèses.
Comme disent les fonctionnaires français, il faut souper à heure fixe, et prendre le temps de bien mâcher.

Dakar-Yoff, 16h50

Nous sommes en train de mitonner notre préparation des trois vols, car à Ouaga et Cotonou, l'assistance risque d'être légère. Une escale africaine fonctionne toujours sur le même principe de base.

Le Blanc, il a une montre, mais le Noir, il a le temps. On calcule donc d'avance tous les paramètres décollage sur toutes les pistes avec des hypothèses température et QNH extrapolées au feeling. Notre cargo F-GCBG se pose à 16h55. Ca commence bien, une reverse ne sort pas. Malgré un essai lors du roulage en entrant au parking, elle reste obstinément bloquée.

L'avion arrive au bloc. Malgré plusieurs tentatives, l'APU ne démarre pas. Là, c'est beaucoup plus grave. D'une part, le démarrage des moteurs est assuré par la génération pneumatique, c'est à dire par l'APU, d'autre part, pas d'APU, pas de climatisation, avec 180 vaches à bord, installées par six dans des stalles en bois, et dont le temps de survie est limité sans air, le temps presse.

Comme on n'a pas l'assurance que Dakar ait les groupes à air suffisants pour démarrer un 747, l'équipage arrivant laisse tourner un moteur ( le 4) pour pouvoir, grâce à son prélèvement pneumatique, démarrer les trois autres. Ceci ne résout pas le problème à terme.

D'une part il est interdit de faire le plein avec un réacteur qui tourne, pour des raisons évidentes de sécurité.

D'autre part, Ouaga interrogé par telex affirme qu'il n'y a aucun groupe de démarrage en état là-bas.

Les mécanos qui pendant ce temps travaillent sur l'APU confirment une panne sérieuse, réparation envisageable à CDG seulement.

Heureusement, la piste déniche un groupe en état à Dakar chez Air Afrique, en couplant avec celui d'Air France, on pourra ( normalement) redémarrer d'ici. On coupe donc le dernier moteur. Pour que les bovins ne meurent pas d'étouffement, on a ouvert la porte de nez et la porte cargo arrière, les 20 noeuds de vent sur le terrain font le reste. Concertation sur plusieurs hypothèses, parmi lesquelles celle de remonter directement cet avion bancal à Roissy, puis de ramener le troupeau à Ouaga avec un cargo en état. Le calcul montre quand même que l'on peut prendre le carburant aller/retour à Dakar , aller à Ouaga en débarquant le troupeau un moteur tournant, et rentrer à Dakar en faisant une croix sur Cotonou. En comptant trois heures de ralenti sol sur un moteur, c'est à dire deux tonnes, il faut prendre 59 tonnes mini, ça fait atterrir à Ouaga de nuit presque à la masse max atterrissage ( 283.5 tonnes pour 285) avec une reverse dans le sac, et rentrer à Dakar juste avec le carbu mini ( 27 tonnes dernier carat) en serrant un peu les fesses.

On choisit cette option, certes fort aventureuse, mais la seule qui puisse amener rapidement à destination le troupeau qui n'a pas bu depuis l'embarquement à Sao Paulo. Au soulagement du propriétaire du troupeau, qui est à bord avec deux vachers, et de l'escale de Dakar, qui comme toutes les escales, a un objectif: voir les avions se barrer le plus vite possible. Nos mécanos ont encore le temps de se pencher sur l'incompatibilité des calculateurs radio-altimètres avec le pipi de vache, ce dont témoignent quelques flags sur les planches de bord.

Il est 20:15 et il fait nuit noire lorsque nous mettons en route un réacteur sur groupes , puis après avoir tout débranché, mettons en route les trois autres en poussant sur le premier, vérifiant ainsi qu'on pourra repartir de Ouagadougou.

311 tonnes, V1 134, Air France 6811 roule pour la 36.

Ouagadougou, 22h40

Cet achat de vaches brésiliennes par le ministère de l'agriculture burkinabé est bien médiatisé dans le pays, et la presse nous attend. Un sketch grandiose. Débarquement de 180 vaches ( plus 10 veaux) de nuit sur le tarmac de Ouagadougou, avec un moteur qui tourne, et les caméras de télévision et les flashes des photographes. Un grand moment d'aviation. Le genre de truc qu'on ne fait pas souvent dans une carrière. Comme l'escale n'a pas suffisamment de chariots de piste pour déposer nos trente palettes, une équipe se charge d'acheminer les vaches dans leurs stalles jusqu'au bord du parking, puis de les faire sortir et de les charger dans un camion bétaillère, pour relibérer des chariots. Conformément à une logique toute africaine, les gars se sont installés pour faire ça juste au seul endroit où il ne fallait pas, derrière le moteur qui tourne. Là, il doit faire 65° avec 40 kt de vent.

On a bien prévenu tout le monde dès notre arrivée: deux heures maxi, et il faut qu'on se tire. Si on descend en dessous du carbu mini Dakar, 27 tonnes, le F-GCBG risque de passer quelques jours ici. Heureusement, les deux cargonautes dépêchés par Air France sur place depuis deux jours ont bien préparé notre venue, et les opérations en piste vont bon train.

Aux alentours de minuit, la situation semble bien en main, le déchargement presque fini, les stalles presque toutes sur des chariots ou vidées dans le camion bétaillère, on la sent bien, là, l'affaire. Il existe une forte odeur résiduelle dans l'avion à la suite de ce genre de transport, mais on fera l'impasse sur le nettoyage soute, pourtant obligatoire. Encore 600 kilos de marge. Ils nettoieront à Dakar.

Débarquement terminé. On se magne, allez, allez, on dégage les loaders, les tracteurs, on envoie deux négociateurs expliquer derrière qu'il faut virer le camion avec les vaches de derrière le réacteur 4, parce qu'on va pousser 80% de N1 pour démarrer les trois autres, et que ça va décoiffer mignon.

©Jacques DAROLLES

     
 
     
   
 
     
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