Manifeste de pacotille
 
 

Dans le théâtre des hommes il y a des histoires de gabelous, vous savez, sous l’ancien Régime, ces agents chargés de collecter l'impôt sur le sel, la « gabelle»…

…On les appelle aujourd’hui les douaniers.

 

C’était au temps des frontières, bien réelles, identitaires et évidemment économiques (il en reste, mais on ne s’en rend plus compte tant le passage des frontières est maintenant presque fictif dans l’espace européen)

On n’importait pas quoi que ce soit sans acquitter les droits de douane.

Il s’est toujours trouvé des individus pour braver les règles, parfois au prix de sérieux risques.

Dans mon Jura natal, sur les hauteurs des bassins du Doubs, la contrebande allait bon train entre la France et la Suisse voisine. Il en reste un chemin des contrebandiers, lesquels empruntaient alors des échelles pour escalader les falaises et contourner ou semer les douaniers.

Aujourd’hui, ces faits alimentent le patrimoine historique et… Touristique : il est permis d’entreprendre, à titre d’escapade en randonnées, au‑dessus des bassins du Doubs,
les « échelles de la mort ».

 

 

Ces chemins de contrebande, on en a trace sur toutes les anciennes frontières, dans les Pyrénées, dans les Alpes etc…

Les navigants ont évidemment franchi de nombreuses frontières au cours de leur vie professionnelle.

Avant l’époque moderne du transport aérien, les marins embarquaient leur pacotille, petite quantité de marchandises que les officiers, matelots ou passagers d'un navire avaient le droit d'emporter avec eux pour en faire commerce. C’était leur tolérance douanière.

Dans une époque plus récente, ces tolérances douanières n’étaient pas les mêmes pour tous les citoyens français. Ainsi les citoyens frontaliers faisaient l’objet d’un contrôle plus sévère, d’une moindre tolérance de la part des douanes.

Les navigants de l’aviation civile étaient et, aujourd’hui encore je crois, sont considérés comme des frontaliers. La tolérance douanière, valeur au-dessus de laquelle on doit acquitter des droits, était, selon un ancien navigant, vers 1970, de 15 francs, soit à peu près 16,5 Euros… J’avoue ne pas m’en souvenir.

Lors d’un retour en France, le passage de la frontière, pour les équipages du transport aérien, se faisait en présentant à la douane une déclaration écrite :

Le manifeste de pacotille
 
 

Ces passages en douane étaient assez redoutés, car à l’époque où les produits manufacturés du Japon ou des USA étaient notoirement moins chers en ce début de civilisation de consommation, dans les années soixante‑dix, les navigants revenaient avec nombre de ces produits pour eux, pour leur famille, leurs amis, voire chez certains navigants, pour en faire un petit commerce… Télévision « trinitron », premiers « walkman » en provenance du Japon, lunettes « Rayban », répondeur, fax, valises « samsonite » (frottées au savon pour les faire vieillir !) au retour de New‑York, fauteuils « Emmanuelle » provenant de Bangkok, poteries éléphants porte-pots de fleurs de Saïgon… etc.

On rapportait aussi un artisanat typique de certaines destinations : miroirs d’Amérique latine, tapisseries « Youri » de Lima, jeux d’échecs du Mexique, ou des plantes comme les Yukas du Brésil…

La déclaration/rédaction, écrite et paraphée, sur le manifeste de pacotille, était cruciale. La tricherie, s’il est humain de la pratiquer, était, il faut le dire, généralisée, mais il fallait garder une juste mesure !

Le système douanier est un système dans lequel la délation est organisée, un ami directeur des douanes me l’avait confirmé : Il y avait des indicateurs en douane chez les navigants. Il s’agissait en général d’êtres faibles qui s’étaient faits prendre, et auxquels on avait proposé ce marché de délateurs. Ils étaient sans doute moins nombreux que l’on ne l’imaginait, mais certains individus alimentaient la suspicion, et il fut même un temps où circulaient des listes de donneurs en douane (ambiance garantie pour les individus listés, parfois sur l’effet d’un simple règlement de comptes personnel, et qui se retrouvaient dans un équipage au su de ces listes). On n’est pas dans le meilleur des mondes, dans quelque milieu professionnel que ce soit, si ce n’est au sens qu’Aldous Huxley a voulu donner à cette périphrase…

Et les témoignages de navigants retraités refont aujourd’hui surface pour évoquer ces rédactions farfelues et empreintes d’une imagination sans bornes, faites pour trouver la formulation pas totalement fausse mais toujours totalement tricheuse… C’était dissimuler avec le secret espoir de s’en sortir si d’aventure le douanier avait le sens de l’humour… Ce qui n’avait aucune chance d’être. Ça passait ou ça cassait !

Souvent les navigants entraient en conciliabule pour déclarer de manière cohérente les uns avec les autres :

-  Tu déclares ça combien ?

-  T'es fou, c'est trop (ou pas assez )

… Et voici un petit florilège de ces déclarations:

«chaussures pour mon fils » (pointure 46)
« poissons rouges »... pour des saumons d’Alaska
« épicerie »... pour du caviar de Moscou
« quincaillerie » ... pour une tondeuse à gazon motorisée

Les douaniers évidemment n’étaient pas dupes, et ils exerçaient un double contrôle : D’une part une appréciation de la valeur déclarée des produits, laquelle faisait parfois l’objet d’un redressement, d’autre part une fouille aléatoire ou systématique des bagages… Et la procédure, de toute façon, se poursuivait par une taxation écrite qu’il fallait acquitter sur le champ.

Une hôtesse récemment disparue, Nicole L., avait trouvé une formulation passe‑partout : "babioles et colifichets ". Celle-ci permettait de rester dans le vague et de ne s’exposer, le cas échéant, qu’à un redressement raisonnable lorsque le douanier considérait que le colifichet était plus colis que fichet... !

A Orly, au retour d’un long courrier, il y avait un douanier spécialiste de la fouille des bagages des jeunes hôtesses (à cette époque, il n’y avait qu’une seule femme pilote à la compagnie, et je doute qu’elle eut mis les sens du douanier en éveil…). Il prenait un malin plaisir, presque rougissant, à retourner les petites culottes et autres sous‑vêtements, avec une constance maniaque… On l’appelait le boutonneux car il n’était pas encore sorti de sa période d’acné juvénile, bien qu’approchant probablement la trentaine !

Autant dire que lors des « pots équipage », tradition bien ancrée, qui réunissait l’équipage en escale pour un apéro, au cours duquel on se racontait ses excursions et ses aventures personnelles ou professionnelles, le boutonneux était habillé pour les quatre saisons !

Ce récit doit beaucoup aux navigants retraités qui ont bien voulu faire appel à leurs souvenirs. Il y a quelques anecdotes cocasses sur ces passages en douane. Ainsi ce navigant qui rapporte de Dallas des filtres pour des avions T6 (vieux « war bird ») et qui déclare des filtres pour la hotte aspirante de sa cuisine… Aussi cette hôtesse qui raconte que, sur son premier vol, donc très jeune hôtesse, son « parrain » professionnel l’avait chargée de présenter le manifeste de pacotille, vocable qui lui était peu familier, et qui avise alors les douaniers en leur disant ceci : « Bonjour messieurs, c’est moi qui suis chargée de la bagatelle ». Succès garanti !

Ce document comme beaucoup de choses faisait l’objet d’une contrepèterie :

« manitille de pacofesse » !

Furent aussi rapportés quelques objets insolites, comme ce cheval de manège, en bois, qui ne rentrait évidemment pas dans quelque bagage équipage que ce soit, et dont la valeur marchande était des plus incertaines.

Au retour « d’un Bangkok » une hôtesse avait dissimulé un Bouddha de jade de vingt centimètres dans un sac de cinq kilos de riz basmati, sans en parler au reste de l’équipage. Le douanier a posé lourdement le sac sur le comptoir et la toile a craqué, déversant le riz et révélant le Bouddha! Et hop, tout l’équipage fouillé !!!

Après la fusion en 1992 entre les compagnies Air‑France,

et UTA,

https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/c/c3/Logo_UTA_04_illustrator.pdf/page1-120px-Logo_UTA_04_illustrator.pdf.jpg

 les navigants d’Air France ont redécouvert le « secteur Afrique ».

En effet, il fut un temps où Air France desservait l’Afrique noire, des équipages étant alors basés à Dakar. Et puis, les affaires étant les affaires, le groupe chargeurs réunis, propriétaire de la compagnie UTA, après la création en 1963 de cette compagnie par fusion entre la TAI (Transport Aériens Intercontinentaux, qui opérait principalement vers l’Asie) et l’UAT (Union Aéromaritime de Transport, qui opérait vers l’Afrique), avait obtenu du gouvernement l’exclusivité des droits d’exploitation de ce secteur Afrique, lequel générait des recettes juteuses.

Ainsi lorsque je me trouvai qualifié sur Airbus A310, après vingt ans de carrière, c'est alors seulement que je découvris les escales Africaines telles qu’Abidjan, Ouagadougou, Bamako, Bangui, Njamena, Lome, Cotonou Nouakchott etc.

Dans la nuit du 1er août 1993 je suis arrivé à Bangui pour la première fois… J’ai aperçu, lors du transport depuis l’aéroport vers l’hôtel, ce qu’il était resté de décennies de corruption postcoloniale avec l’épisode tragi-comique de l’empire Bokassa : maisons délabrées, errances d’individus et de chiens dans des rues non pavées aux couleurs de latérite.

 

Bangui, sa latérite et le fleuve Oubangui...  

Au réveil, j’ai tiré le rideau de ma chambre et suis tombé en état de contemplation pour ce qui se présentait devant moi : La majesté, le calme et la volupté du fleuve Oubangui, sur lequel des pêcheurs en pirogue lançaient leurs éperviers d’un geste presque hiératique…

 

L’éternité de l’Afrique, celle que j’avais pressentie à travers mes cours de géographie à l’école primaire, où il était encore question d’Afrique équatoriale française (AEF).

Après le petit-déjeuner me voici déambulant et relaxant dans les jardins de l’hôtel. Je rencontre un premier centre-africain, fort poli, me voussoyant, et me proposant de magnifiques papillons. Il m’explique qu’il a été éduqué par les pères blancs, en religion mais aussi en instruction générale, de même qu’à la chasse aux papillons…

 

Je n’ai pas mis longtemps à faire affaire avec ce personnage presqu’anachronique, déjà à l’époque… Mais je ne sais plus dire ce que sont devenus ces papillons, plus d’un quart de siècle plus tard, et après trois déménagements… Probablement un tas de poussières… Et alors que je m’apprêtais à sortir dans les rues de Bangui, je rencontre un autre individu, plus du tout anachronique, et tout aussi sympathique (c’était encore un temps où un « vieux blanc » n’était pas vu, voire agressé, comme un ancien colon criminel de je ne sais quoi…).

La conversation donne à peu près ceci :

Lui :- Tu connais le commandant L. » ?

Moi : « Je ne connais que lui, c’est un ami »

Lui : « J’ai toujours sa pirogue »

Moi : « Qu’est-ce que tu me dis ??? »

Lui : « Oui, il m’a acheté une pirogue mais il n’est toujours pas venu la chercher »

Moi : « Tu peux me la faire voir ? »

Lui : « Elle est dehors dans le jardin de l’hôtel »

… Et nous voilà partis à la rencontre de la pirogue, et pour ce qui me concerne avec la certitude jubilatoire de connaître un épisode que l’on ne peut vivre qu’en Afrique.

 

 

Les pirogues de l’Oubangui, mues par les pêcheurs à l’aide de grandes perches, sont taillées dans un tronc d’arbre juste ébranché. S’agissant d’arbre d’essence « fromager », le bois, léger et tendre, permet la réalisation rapide et facile d’une pirogue en taillant dans la masse du tronc…

  Problème : Le fromager est un bois légèrement poreux et qui vieillit mal, et on le met au rebus quand il a fait son temps…

La pirogue ne vaut alors plus rien, elle a perdu sa flottaison et ne permet plus d’aller à la pêche sur le fleuve, dans lequel on soupçonne la présence de ces variétés de poisson : Les M’boutou (poisson à la chair très fine), les Kpété (poisson d'eau douce très apprécié en grillade en Centrafrique, les Cougou (variété de poisson abondante en RCA et les Capitaines (poissons à nageoires rayonnées). Les pêcheurs utilisent des filets (éperviers), « celui de deux doigts et celui de cinq doigts »

 

 

Mon ami le commandant L., se voyant proposé d’acheter une pirogue s’en trouva fort amusé. Il n’était pourtant pas de la dernière pluie et il proposa un prix qu’il considérait comme extrêmement bas et à l’évidence irrecevable… Sauf que sa première offre fut immédiatement acceptée et il n’eut d’autre choix, sauf le déshonneur, que de payer et se retrouver propriétaire d’une magnifique pirogue … Définitivement réformée (ce qu’il ignorait alors !).

Il entama des négociations avec un chauffeur de taxi pour convoyer sa pirogue vers l’aéroport à l’heure du vol dont il assumait la responsabilité… mais l’Afrique postcoloniale étant ce qu’elle est, des troubles séditieux commencèrent à Bangui, le couvre-feu fut décrété (et assuré par l’armée française dans le cadre d’un accord militaire), de sorte qu’il ne fut pas possible à mon ami de rapporter sa pirogue… Fin de l’acte un de cette gentille opérette.

Me voici donc acteur de l’acte deux (nous sommes loin de l’unité de temps du théâtre classique !) et me trouvant devoir revenir avec un autre vol sur Bangui, seulement une dizaine de jours plus tard, je propose à mon interlocuteur centrafricain un nouveau rendez-vous à cette future occasion. De fait, je voulais quand même une discussion avec mon ami pour mieux cerner la situation ! Il me confirmera les faits et je lui proposai de tout faire pour rapporter sa belle pirogue.

Me voici de nouveau à Bangui en ce début d’août 1993, et je ne tarde pas à tout arranger pour rapporter cette magnifique embarcation de l’Oubangui… Accord passé avec un chauffeur de taxi équipé de barres de toit, heure du rendez-vous fixée (un peu avant l’heure du ramassage de l’équipage). Notre retour devant se faire en vol de jour, tout paraissait simple… C’était sans compter avec les aléas de l’Afrique : Il s’est avéré que des troubles sérieux ayant commencé à Ndjamena, notre escale sur le retour vers Paris, la compagnie a reprogrammé le vol pour un retour de nuit après que l’armée française eut sécurisé l’aéroport… Nous voici donc ramassés à l’hôtel, fort tardivement, vers le milieu de la nuit, et de chauffeur de taxi pour ma pirogue… Point… Mais l’équipage tout aussi amusé que moi, me propose alors de charger la pirogue dans un des deux minibus prévus pour l’équipage… Aussitôt fait, la pirogue et les bagages équipage dans l’un, l’équipage entassé dans l’autre, et nous voici traversant un Bangui à peine éclairé, à suivre en cahotant sur la latérite notre pirogue qui dépassait d’au moins trois mètres à l’arrière du minibus (nous l’avions installée dans le couloir, porte arrière laissée ouverte) !

Arrivés à l’aéroport, je règle un premier problème : Faire charger la pirogue dans la soute en vrac de l’Airbus A310. Le chef bagagiste, un colosse sympathique, rentre dans mon jeu et m’assure s’en occuper.

Après les tâches habituelles de préparation du vol, nous nous retrouvons au cockpit à préparer le décollage, et, avant la mise en route des moteurs, le colosse bagagiste vient m’informer du succès de l’opération pirogue (je n’oublierai jamais son air réjoui !) :

« Commandant, ta planche à voile, elle est chargée ! » … Avec le pittoresque de l’accent, bien entendu.

L’officier pilote, Philippe N. (1), l’officier mécanicien navigant, et, pour tout dire, l’ensemble de l’équipage adhèrent à la bonne ambiance que ces tribulations africaines nous procurent.

Et le vol de nuit nous mobilisa.

Après le décollage de Ndjamena, j’entrepris de contacter mon ami Yves (le commandant L.), par liaison HF avec la station de Stockholm radio, laquelle nous mit en relation téléphonique. Nous convînmes alors de nous retrouver en piste après l’atterrissage à Paris.

Au débarquement de l’équipage, à l’aéroport Charles De Gaulle, la procédure consistait à récupérer nos bagages équipages au pied de l’avion, et d’embarquer dans la navette qui nous était prévue pour rejoindre les bâtiments d’Air France. Mais quid de la pirogue ? J’avais bien entendu la complicité des bagagistes pour me la mettre au pied de l’avion, mais elle ne rentrait pas dans la navette ! Le chauffeur de celle-ci, un pied noir, s’associa avec hilarité et jubilation à notre aventure, et me pria d’attendre en promettant de revenir avec un autre véhicule plus adapté. Mon ami Yves nous avait rejoint en piste, et c’est ainsi que nous arrivâmes devant les bâtiments de la compagnie avec notre embarcation totalement incongrue, et aux yeux ébahis de tous les navigants présents.

J’avais pris soin de garder un exemplaire du manifeste de pacotille, sur lequel j’avais dûment déclaré « une pirogue de l’Oubangui ».

Mon grand regret est de n’avoir pu observer la tête des douaniers à prendre connaissance du manifeste, car leur bureau était fermé et nous nous sommes contentés de glisser ce manifeste subrepticement sous la porte.

 

C’était le 10 août 1993.

L’avion a terminé son exploitation chez Kibris Turkish Airlines, il est aujourd’hui retiré et rayé des registres.

La pirogue repose en paix dans la maison de campagne de mon ami, dans l’Oise.

La pacotille n’est plus ce qu’elle était.

La Clusaz, Août 2019

© Jean Louis Chatelain

 

1) Philippe était un personnage un peu mystérieux, en tout cas atypique. Il était comme étranger à sa propre vie, et à son travail. Quelques sept années plus tard, ils seront, lui et son épouse, torturés dans leur maison, et sauvagement assassinés par leur propre fils adoptif.

 
   
 
     
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