© Jean Louis CHATELAIN
     
   
E
 
Envol
   
 

«Il n’y avait pas encore de règles de circulation, et pas de radio.
Se poser en campagne était une fête.
Aujourd’hui, c’est un drame»

Lucien COUPET

     
   
1964… Aujourd’hui, l’innocence de ce qui m’arrivait alors est à peine croyable.

« Je passe un concours pour être pilote, inscris toi ! ».

Je partage les loisirs sportifs pendant les récréations dans la cour du lycée du parc de Lyon avec un bon camarade de math sup, Christian. Nous jouons au foot, sport qui n’est pas ma tasse de thé, sur des terrains de handball, et nous faisons manifestement partie des plus sportifs de la classe. Celle-ci est composée de beaucoup de jeunes citadins, de milieux que l’on qualifierait aujourd’hui de favorisés. Beaucoup étaient du genre citadin pâlichon, certains d’entre eux citadin « polards ». Nous étions quelques-uns à venir plus ou moins de la campagne, avec les joues plus ou moins rouges et les mollets plutôt musclés. J’appartiens à ce groupe d’intrus auxquels l’école de la république, alors, permettait de tenter de gravir quelques échelons sociaux, dans une logique d’égalité des chances, même si déjà, pour paraphraser Coluche, certains étaient plus égaux que d’autres. Il y avait un fils de paysan du Charollais, un fils de douanier, et quelques autres provinciaux modestes, entendons non Lyonnais.

Christian me rencarde alors sur cette filière d’accès au métier de pilote de ligne, contrôlée et financée par l’état. L’accès à l’information, il y a cinquante ans, n’était pas facile.

Point d’internet.
     
   
Mon père avait pourtant bien fait les choses.

Mon frère et moi nous passâmes par le centre d’orientation professionnelle à Annecy. Evaluations diverses, test psy etc.

Il en résulta au débriefing un constat me concernant : Tendance individualiste (ou solitaire, je ne sais plus très bien).

J’aurais dû logiquement finir pilote de chasse, navigateur solitaire, anachorète au Mont Athos ou que sais-je…
 
     
   
L’information circulait sans doute par tradition orale dans les diners en ville. Dans ma province reculée de Haute-Savoie, il n’y avait que peu de tradition aéronautique. L’aéroclub local était fréquenté par des gens plutôt aisés, que ma famille ne côtoyait pas. Il faut dire aussi que cette formation d’état n’avait été mise en place que très récemment. 1964 était la septième année du concours. Je n’osais alors imaginer cette perspective de devenir pilote de ligne, alors même qu’adolescent, sur les terrasses de l’aéroport de Cointrin, où il arrivait que mon père nous amène, je fantasmais sur ce que j’imaginais être un exploit extraordinaire, à savoir traverser l’Atlantique en Lockheed « super constellation ». Nous avions assisté un jour à l’arrivée d’un « constel » des TWA, qui avait terminé sa traversée sur trois moteurs. Je ne voyais que la forme delphinesque du fuselage de l’avion, avec ses trois dérives-nageoires, et les trainées d’huile derrière les moteurs. De ceux-ci, j’étais bien incapable d’en admirer la technologie à dix-huit cylindres en double étoile, avec bielle maitresse, deux vitesses de compresseurs etc. Tout ce que j’apprendrais plus tard, en regardant dans le rétroviseur du progrès aéronautique. J’admirais alors un équipage courageux et héroïque au service de ses passagers.

Me voici donc de retour au domicile familial pour les vacances de Noël, avec un dossier d’inscription pour ce concours qui demandait un engagement de dix ans pour l’aéronautique française, avec une clause de dédit dissuasive, selon mon père, qui avait lu avec attention le dossier. Un conseil de famille est sitôt convoqué, avec mon oncle René, qui, lui seul parmi nos proches, avait fait une école d’ingénieur, l’école des arts et métiers, sorte d’exploit pour un provincial venu des hauteurs du Jura, à l’époque. Cette formation de pilote ne lui semblant pas très sérieuse, la décision est prise : «Tu passes ce concours (sous-entendu, il ne faut jamais attaquer de front une utopie d’adolescent) mais tu passes aussi le concours des arts et métiers »… Retour au pensionnat du lycée, pour trois mois, jusqu’aux vacances de Pâques.

A dix-sept ans, n’étant jamais sorti, j’ai dû me débrouiller à aller passer la visite médicale d’admission pour pilotes, au centre d’expertise de l’armée de l’air à Aix en Provence. Train, hôtel (du roi René, dans Aix)… Je suis apte. Les écrits du concours se passent bien (ceux des arts aussi), les oraux, pas mal non plus (pas ceux des arts, bien noté aux oraux de maths, j’étais sec sur le deuxième épreuve de physique!... Elle portait sur une partie du programme que nous n’avions pas abordée, trop occupés que nous étions à chahuter le prof de notre classe de math sup).
     
   
 
… Et je me retrouve, en Juillet 1964, au centre-école de St-Yan, déposé par mes parents et mon jeune frère, sur le chemin de leurs vacances à l’océan, du côté de St-Gilles croix de vie.

Nous sommes soixante rescapés sur les quatre cent quatre-vingt-douze inscrits au concours. La sélection va se dérouler sur l’aptitude au pilotage, selon une progression suffisamment exigeante. Toutes les fins de semaine, le vendredi en fin d’après-midi, les hauts parleurs de la base sonneront pour convoquer messieurs untel, untel et untel au secrétariat. Cela voulait dire, préparer vos affaires, vous êtes éliminés.

Le stress du vendredi durera deux mois, et nous nous retrouvâmes à vingt-trois, à la fin de la sélection, prêts à rejoindre l’école nationale de l’aviation civile, à Orly, pour commencer la formation théorique au brevet de pilote de ligne.
     
   
Les vols se réalisèrent sur Stampe SV4, avion biplan de voltige, construit dans l’immédiat après-guerre.

Les deux sièges des pilotes étaient configurés en tandem. L’instructeur s’installait en place avant, ce qui augmentait la zone invisible vers l’avant de l’avion, surtout au roulage au sol. En effet l’avion avait un train d’atterrissage classique, avec roulette de queue, de sorte que le stagiaire pilote, installé à l’arrière, était au point bas et ne voyait pas devant. Il fallait donc louvoyer, pour s’assurer de l’absence d’obstacles, ou de leur dégagement, vers l’avant.

Mon premier vol de sélection comme pilote fut mon baptême de l’air.

La plupart de mes camarades étaient déjà monté en avion, très peu d’entre eux avaient une expérience de pilote. Pour ceux-ci, ce n’était pas forcément un avantage car la sélection était basée sur le potentiel de chaque individu et pas seulement sur sa prestation immédiate.

Je n’avais pas tiré le gros lot pour mon premier vol, s’agissant de celui qui fut donc mon premier instructeur. Il était très rustique, et peu causant, ancien sous-off de l’armée de l’air. J’aurais aimé entendre de sa part les mots justes, simples, essentiels, pour un total débutant… Sur l’acte de pilotage, sur les postures à éviter, sur celles à rechercher. Sans doute ne s’était-il pas lui-même posé de questions. Il savait faire. Point. Pour autant il était très gentil, et nous sommes partis pour ce premier vol dit d’initiation…

Et hop, quelques virages, et hop, un décrochage… Ce fut bref, j’avais les cheveux au vent, je n’ai pas eu le temps ou, si vous voulez, pas eu les sens suffisamment en éveil pour capter tout ce qui m’arrivait… L’émotion oui, le reste, pas vraiment. Les sens, je les avais pourtant laissé faire, sans les brider d’aucune sorte. La vue bien sûr, la terre vue d’en haut, l’instructeur vu de dos. L’ouïe, la voix de l’instructeur à travers le laryngophone, le bruit du moteur et du vent de l’hélice. Pas de radio. Que du vol pour voir et être vu. L’odorat surtout. Le Stampe sentait l’avion, avec ses remugles de vapeur d’huile, de gaz d’échappement, qui se mélangeaient aux odeurs des avions faits de bois et de toile, de cuir. Aviation olfactive, quasiment révolue aujourd’hui. Les autres sens ? On oubliera… Je n’ai pas touché aux commandes, et le goût n’est pas mis en œuvre dans les actes de pilotage !

Ce fut non pas un plaisir, mais une espèce d’ivresse, du genre de ce que l’on ressent lors d’un rituel du passage. De ce genre de rituel qui n’a plus guère cours aujourd’hui, pour le passage à l’âge adulte.

Le premier vrai plaisir viendra très vite.
     
   
 
Par une matinée assez fraiche qui semblait annoncer un automne précoce, la migration des cigognes passa par St-Yan.

Mon nouvel instructeur, autre taiseux, me prit les commandes et nous entamâmes un incroyable combat tournoyant avec une volée de cigognes.

Il y avait un rétroviseur sur l’arrière du réservoir, au niveau du plan d’aile supérieure. Il permettait à l’instructeur d’observer son stagiaire pilote installé à ‘arrière.
   

Les échanges de regard, dans ce rétroviseur, dirent bien plus et bien mieux que quelques banales paroles. Plus de cinquante ans après, je peux affirmer que c’est une de mes meilleurs souvenirs et plaisirs aéronautiques. Pour l’étrange rareté de l’événement, mais tout autant pour cette première relation intime à l’équipage, ce partage et ces non-dits.
     
   

Des années plus tard, je découvrais l’aviation de ligne, en plein hiver, et, sur une sortie de la couche nuageuse, en accélération au ras des nuages et en plein soleil, mon instructeur a eu ce mot juste : « tu vois, cela, on ne peut pas nous le prendre ».

Le deuxième immense plaisir fut mon premier lâcher. Une dizaine de jours plus tôt, je n’étais encore jamais monté en avion, et là, au beau milieu d’un vol d’entraînement, mon instructeur, André Pardon, un colosse, me fait dégager la piste, et, descendant de l’avion, moteur tournant, vient me mettre la main sur l’épaule et me dire : « Tu vas faire ton premier tour de piste tout seul ». J’ai bien compris que c’était LE rituel du passage, et bien plus. Ce que je n’avais pas compris c’est que, délesté du poids de Dédé, j’allais me retrouver en vol très vite, et avec une fantastique vue vers l’avant !

J’ai eu plusieurs fois l’occasion de croiser Dédé au cours de nos carrières respectives, après qu’il fut parti de St-Yan pour une vie de pilote de ligne... En Algérie, puis en métropole. Chaque fois je ne manquais pas de le chahuter lui disant qu’il était un grand homme, non par la taille, mais parce qu’il m’avait fait mon premier lâché, le seul vrai qui compte. Dédé nous a quitté en 2017, à quatre-vingt-deux ans, pour le paradis des pilotes.

On ne vit pas la vie des autres. Et à chacun son passage, dont on ne se remet jamais vraiment, qu’il fut heureux ou pas. Je crois bien qu’il est plus difficile d’oublier les jours heureux, car l’homme a cette incroyable faculté d’enfouir ses propres malheurs dans une espèce de sursaut tourné vers l’avenir… Ainsi soit la nostalgie de mes premiers vols.

     
     
 
 
     
 
 
 
 
     
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